samedi 19 avril 2025

Abel Rodriguez, celui qui donne des noms aux plantes

Ses dessins sur la puissance de la forêt amazonienne ont attiré l’attention d’innombrables publics en Colombie et dans le monde entier. Abel Rodríguez, artiste et érudit de la communauté Nonuya, a consacré sa vie à immortaliser les espèces végétales et animales préservées dans sa mémoire. Il est décédé ce jeudi 10 avril 2025 à l'âge de 84 ans. « Ses œuvres témoignent avec force de la relation étroite entre l'homme et la jungle, et constituent une forme de résistance à l'oubli et à la disparition de la culture. Dans chaque trait, dans chaque récit, il a su capturer la richesse spirituelle, écologique et symbolique des peuples autochtones du bassin du fleuve Cahuinarí » a déclaré le Musée national de Colombie dans un communiqué de deuil.

Rodríguez est né en 1941 dans un territoire appelé "La Chorrera", niché entre la rivière Cahuinarí et le cours supérieur de la rivière Igara-Paraná, près de la frontière avec le Brésil. Son nom ancestral était Mogaje Guihu, ce qui signifie en espagnol « plumes de faucon brillantes ». Dans les années 1990, un déplacement forcé l’a contraint à quitter les profondeurs de la jungle. Les connaissances transmises par sa famille dès son enfance ont résisté à la cruauté de la violence contre les peuples autochtones et ont été préservées à travers des dessins et des mots. Ses œuvres montrent la finesse détaillée des feuilles, des branches, des arbres, des animaux et des rivières qui l’entouraient depuis son enfance. L'artiste a illustré plus de 400 arbres amazoniens avec une capacité fascinante qui lui a valu le surnom de « celui qui nomme les plantes».

«Enfant, j'étais curieux. J'ai appris des choses sur les plantes, les animaux et les mots grâce au mamo (chef spirituel), et c'est ainsi qu'au fil du temps, on m'a appelé "celui qui donne des noms aux plantes". Ce savoir n'est pas biologique, mais plutôt lié matériellement, spirituellement et émotionnellement à la jungle, à son énergie», a-t-il raconté dans un recueil de conversations de 2024 cité par le Museum of Modern Art (MoMA) de New York. 

À son arrivée à Bogotá après son déplacement, il a pris contact avec l'ONG néerlandaise Tropenbos, qui promeut la conservation des forêts. Il avait travaillé avec cette organisation auparavant, en tant que guide pour identifier les plantes de son territoire. Depuis lors, ses dessins, en plus de devenir une source de revenus, ont permis la classification des espèces d'arbres et de plantes et ont contribué au développement de la recherche scientifique botanique dans le bassin amazonien.

Ses pensées voyageaient vers la jungle pour renouer avec les odeurs, les couleurs et les textures. «Recréer les plantes dans mes dessins évoque le changement de génération, la naissance d'un enfant. Nous appelons nos pensées des enfants. Ce sont des enfants spirituels, toujours présents. On essaie de faire ressortir cette figure ou récolter ce qui existait avant, mais ce ne sera plus jamais pareil. Tout change chaque jour. Les feuilles et les racines se multiplient, transformant ainsi de plus en plus leur forme de vie», a-t-il déclaré. 

A sa mort, cet artiste considéré comme l'un des plus importants gardiens du savoir ancestral de l'Amazonie, a été salué par de nombreuses voix de condoléances. «Nous rendons hommage au maître Abel Rodríguez, qui, par ses mots et ses dessins, a préservé la mémoire écologique, spirituelle et culturelle des peuples autochtones du fleuve Cahuinarí. Son œuvre capture le lien entre l'humanité et la jungle. C'est un savoir qui perdure, s'épanouit et transcende », a souligné le Musée national sur son compte X, avec une image de l'arbre de l'abondance et un court texte de Rodríguez : « Je parle en devinant, et je peins en devinant. Alors que le palmier est dans mon esprit, j'en dessine les racines, le tronc, l'écorce, le bourgeon, les branches, je les dessine dans l'air et sur le papier. C'est un processus pour se souvenir, mais aussi pour deviner les mots, car c'est de là que naissent les choses ». L'ancien ministre de la Culture, des Arts et du Savoir, Juan David Correa, a déclaré : « Vos arbres offriront de l'ombre à beaucoup d'entre nous pendant de nombreuses années. Merci, maître »

Le Musée d'Art Latino-Américain de Buenos Aires (Malba) a également déploré ce décès en soulignant que Rodríguez a inventorié de mémoire les espèces de la jungle avec une grande fraîcheur artistique et précision botanique. « Son intention était de préserver la sagesse orale de ses ancêtres, qui coulait autant dans ses veines que dans les branches et les racines des diverses espèces végétales glorifiées par les Nonuya comme source de nourriture et de vie. Ses dessins sont comme des cartes qui captent les principales caractéristiques de ces arbres, plantes et fleurs », a-t-il souligné sur le réseau social.

Son nom est devenu célèbre en Colombie, mais aussi sur la scène artistique internationale, où il s’est imposé comme l’un des artistes autochtones les plus reconnus aujourd’hui. En 2014, il a reçu le Prix Art et Nature de la Fondation Prince Claus aux Pays-Bas pour son travail et son lien ancestral avec la nature, en tant que connaissance fondamentale de la culture mondiale. Son travail a été exposé dans des lieux d’art contemporain internationaux, tels que la Biennale de Sao Paulo (2021), la Biennale d’art de Toronto (2022), la 23e Biennale de Sydney (2022), la Biennale de Kwangju en Corée (2023) et la Biennale de Venise (2024).

« L’œuvre d’Abel Rodríguez est un trésor ancestral, un cadeau de la jungle à ce monde globalisé, totalisant et homogénéisé, dont la notion de progrès menace gravement la nature et la survie des êtres humains et des autres espèces », a écrit la Commission de la Vérité. « Son œuvre nous laisse une leçon profonde : regarder et écouter la jungle comme une bibliothèque vivante de connaissances et de souvenirs, et comprendre que l'art peut aussi être une forme de révérence, de résistance et de transmission culturelle » a conclu le Musée national dans son communiqué au nom du Système des musées nationaux.

Source :  El País
Trad° CM

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