Les portraits jaunes de Beauford Delaney m'ont scotchée, émerveillée, enthousiasmée. C'est lumineux, solaire, magnifiquement efficace pour mettre en valeur l'image de la personne.
Occasion aussi de rencontrer son regard sur Marian Anderson, figure de proue de la lutte pour les droits des afro-américains dont le parcours et l'image m'avait déjà touchée. Voir : Femmes de couleur,
Je reconnais chez lui un frère en regard militant et chaleureux. Il y a son engagement et l'attachement à Haïti chéri, son travail au journal l'Humanité, son lien avec le parti communiste, ses photos des migrants, des ouvriers, des enfants et des amoureux. Il se disait "franc-tireur de l'image", il avait "mal au monde".
« Quelques fois, on dit ‘non!’ Cela, c’est l’artiste noir qui le dit. Alors une nouvelle forme d’art apparaît : l’art de combat. Art de transition pour une période de transition. Art du présent, entre une grandeur perdue et une autre à conquérir. »
Ce sont ces mots, d’une rare puissance, qui accompagnent l’apparition furtive de l’artiste brésilienWilson Tibériodans le film iconique d’Alain Resnais et de Chris MarkerLes statues meurent aussi(1953), une commande de la revue Présence Africaine. Dans cette séquence on voit l’artiste peindre avec détermination une toile représentant des hommes noirs brisant les chaînes qui les retiennent aux poignets, le visage marqué par une expression triomphante.
Face à l'affiche de l'expo "Paris Noir", je retranscris ici un beau texte de Jean-Pierre Bekolo (cinéaste) écrit sur Facebook ce 10 mars
"Je ne peux m’empêcher de souligner l’importance pour moi de l’exposition Paris Black au Centre Georges Pompidou, dont l’affiche met en avant une œuvre auto-portrait de celui qui fut pour moi comme un grand-père, un guide et un mentor noir Africain dans le milieu artistique de Paris, Gerard Sekoto. J’ai eu le privilège de le connaître à mon arrivée en France en 1988. Il avait alors 76 ans et résidait à la maison de retraite des artistes de Nogent-sur-Marne, où avaient séjourné d’autres figures notables, comme le batteur de Duke Ellington. À cette époque, je vivais à Bry-sur-Marne chez la famille Ngoa et suivais mes cours à l’INA (Institut National de l’Audiovisuel).
C’est en prenant des cours d’anglais à Paris que je rencontre une enseignante sud-africaine, Miss Kay et aussi ma compagne française. C’est Miss Kay qui me met en contact avec Sekoto. Lors de notre première rencontre, il organise un repas avec un traiteur, rien que pour nous deux, dans sa chambre de la maison de retraite. Il m’accueille en costume et cravate, une tenue qu’il arborait toujours lorsqu’il peignait… Quelle classe! Quelle élégance ! Gerard Sekoto parlait un français lent et poétique, toujours empreint de profondeur et de finesse. C’était un homme d’une intensité remarquable, doté d’un grand sens de l’humour.
Très vite, nous instaurons un rituel : chaque week-end, après mes cours à l’INA, nous nous retrouvons chez lui. Il me transmet alors une précieuse leçon : comprendre les Français, savoir ce que l’on peut attendre d’eux et ce qu’il vaut mieux ne pas espérer. Il me parlait souvent en images, me confiant qu’il s’était laissé toucher par eux, alors qu’eux ne se laissaient jamais toucher.
C’est également chez lui que j’apprends, en 1988, que la fin de l’apartheid est proche. Sur mon passeport Camerounais il écrit que je peux voyager dans "Tout pays sauf l'Afrique du Sud". Le neuveu de Gerard Sekoto, Wally Serote – écrivain de renom et futur homme politique – arrive de Londres avec cette nouvelle, après avoir assisté à une réunion secrète. Il rentre en Afrique du Sud et invite Sekoto à le suivre. Mais ce dernier refuse. Il me confie pourquoi, d'abord il ne se considère pas comme un réfugié politique : l’apartheid commence en 1948, alors qu’il quitte l’Afrique du Sud dès 1947, après la guerre, pour se consacrer pleinement à son art. Il avait aussi fait le choix de Paris plutôt que Londres et savait qu’un retour dans son pays, dans la posture d’un artiste célébré, équivaudrait pour lui à une forme de mort. Son rêve aurait été de rentrer anonymement et de poursuivre son œuvre, mais cela était devenu impossible.
Avec les années, ses tableaux figuratifs évoluent vers une abstraction marquée par l’exil. Au début, il peignait la vie vibrante de Sophiatown, ce quartier multiculturel et artistique détruit par le régime raciste de l’apartheid. Plus tard, l’un de ses derniers tableaux que j’ai vus dans sa chambre représentait un homme allumant une cigarette. Il me l’expliquait ainsi : « Il y a un moment où, dans la solitude, seule la flamme de la cigarette compte. » C’est également lui qui m’a enseigné une vérité essentielle sur l’art : « Une vie n’est pas assez longue pour faire deux œuvres. Un artiste passe son existence à essayer de créer la même. »
Malgré tous ses efforts, il m’avoue n’avoir jamais réussi à peindre Paris. Ses peintures françaises ne capturent pas pleinement la ville, qu’il reconnaît ne jamais avoir réellement possédée comme sujet. Cette ville où il débarque en connaissant un seul mot français "où?" pour demander la direction en montrant la carte de Paris. Et la réponse qu'il reçoit lui parait étrange "là-bas!" Il entend "Lapa" dans sa langue Sutu, "Comment ce français a-t-il su que j'étais Sutu?" se demande-t-il. En effet "lapa" veut dire "là-bas" en Sutu.
C’est aussi grâce à lui que je partage mon premier voyage en Amérique, ma rencontre avec les Afro-Américains, à l’époque où Spike Lee émerge sur la scène cinématographique. J’étais alors étudiant en cinéma, et il était curieux de savoir ce que j’en avais pensé. À son arrivée à Paris, lui-même se faisait parfois passer pour un Afro-Américain. Pour vivre, il jouait du jazz au piano dans les bars du Quartier Latin, notamment à l’Échelle de Jacob, juste après la guerre. Il occupa même un temps un appartement où James Baldwin venait de déménager ses affaires. Il habitait alors au 14 rue des Grands-Augustins, à quelques pas du 16, où résidait Picasso.
Il fréquenta également Cheikh Anta Diop et Senghor, qui l’invita au premier Festival des Arts Nègres. Ce fut son seul retour en Afrique. Il me raconta cette époque avec enthousiasme, évoquant le chauffeur et la Mercedes mis à sa disposition pour aller peindre dans la nature : « Je peignais, le chauffeur attendait dans la voiture. »
Une leçon essentielle que je retiens de lui me revient en mémoire. Après mes études à l’INA, je lui avais dit adieu, convaincu de rentrer définitivement en Afrique. Un an plus tard, je me retrouvais pourtant de nouveau à Paris. Il me dit alors : « Je savais que tu n’allais pas rester. » Intrigué, je lui demande pourquoi. Il me répond, toujours dans son langage poétique : « La vie, c’est ce voyage que l’enfant qui sort du ventre de sa mère entame, un voyage sans retour. Si tu rentrais pour poursuivre le voyage, cela aurait été bien, mais visiblement, tu rentrais par nostalgie, en quête du confort du ventre maternel. Cela, ce n’était ni bon pour toi, ni pour ton art, ni spirituellement. »
La dernière fois que je le vois, c’est en 1992, après la projection de mon premier film, Quartier Mozart, qui venait de remporter un prix à Cannes. Dans la salle Gaumont Marignan, sur les Champs-Élysées, je l’aperçois monter les escaliers rouges menant vers la sortie avec sa canne et son chapeau . Ce fut la dernière image que j’ai de lui.
Nous sommes allés voir "Banlieues chéries" au Palais de la Porte Dorée.
Il y a une vraie fascination à voir notre quotidien et son histoire exposés dans un musée parisien, une sensation d'huile d'amande douce sur la peau regardée avec respect.
Alors on fait un coucou spécial aux tours Aillaud voisines. On revoit avec émoi une photo de Laurent Kronental mise en exergue. On salue chapeau bas un bloc de béton du stade Bauer et la mémoire du Red Star. Et on rêve d'improbables tours longilignes construites avec des blocs de légo.
Nous sommes allés au Louvre, voir "l'expérience de la nature, les arts à Prague à la cour de Rodolphe II". Cette petite exposition m'a permis de découvrir Rolandt SAVERY et j'en suis enchantée. J'ai adoré ses paradis, la mise en scène d'animaux tropicaux de toute sorte au milieu des forêts sombres et enchantées d'Europe de l'Est. Scotchée aussi par les dessins de paysage si fins, si fouillés, qui expriment la force des forêts et montagnes alentour.
Et puis l'expo retrace aussi la fascination de la découverte et de la description de la nature, les dessins botaniques, les livres sur les pierres, le début de ce besoin de nommer et de classer.
Ses dessins sur la puissance de la forêt amazonienne ont attiré l’attention d’innombrables publics en Colombie et dans le monde entier. Abel Rodríguez, artiste et érudit de la communauté Nonuya, a consacré sa vie à immortaliser les espèces végétales et animales préservées dans sa mémoire. Il est décédé ce jeudi 10 avril 2025 à l'âge de 84 ans. « Ses œuvres témoignent avec force de la relation étroite entre l'homme et la jungle, et constituent une forme de résistance à l'oubli et à la disparition de la culture. Dans chaque trait, dans chaque récit, il a su capturer la richesse spirituelle, écologique et symbolique des peuples autochtones du bassin du fleuve Cahuinarí » a déclaré le Musée national de Colombie dans un communiqué de deuil.
Rodríguez est né en 1941 dans un territoire appelé "La Chorrera", niché entre la rivière Cahuinarí et le cours supérieur de la rivière Igara-Paraná, près de la frontière avec le Brésil. Son nom ancestral était Mogaje Guihu, ce qui signifie en espagnol « plumes de faucon brillantes ». Dans les années 1990, un déplacement forcé l’a contraint à quitter les profondeurs de la jungle. Les connaissances transmises par sa famille dès son enfance ont résisté à la cruauté de la violence contre les peuples autochtones et ont été préservées à travers des dessins et des mots. Ses œuvres montrent la finesse détaillée des feuilles, des branches, des arbres, des animaux et des rivières qui l’entouraient depuis son enfance. L'artiste a illustré plus de 400 arbres amazoniens avec une capacité fascinante qui lui a valu le surnom de « celui qui nomme les plantes».
«Enfant, j'étais curieux. J'ai appris des choses sur les plantes, les animaux et les mots grâce au mamo (chef spirituel), et c'est ainsi qu'au fil du temps, on m'a appelé "celui qui donne des noms aux plantes". Ce savoir n'est pas biologique, mais plutôt lié matériellement, spirituellement et émotionnellement à la jungle, à son énergie», a-t-il raconté dans un recueil de conversations de 2024 cité par le Museum of Modern Art (MoMA) de New York.
À son arrivée à Bogotá après son déplacement, il a pris contact avec l'ONG néerlandaise Tropenbos, qui promeut la conservation des forêts. Il avait travaillé avec cette organisation auparavant, en tant que guide pour identifier les plantes de son territoire. Depuis lors, ses dessins, en plus de devenir une source de revenus, ont permis la classification des espèces d'arbres et de plantes et ont contribué au développement de la recherche scientifique botanique dans le bassin amazonien.
Ses pensées voyageaient vers la jungle pour renouer avec les odeurs, les couleurs et les textures. «Recréer les plantes dans mes dessins évoque le changement de génération, la naissance d'un enfant. Nous appelons nos pensées des enfants. Ce sont des enfants spirituels, toujours présents. On essaie de faire ressortir cette figure ou récolter ce qui existait avant, mais ce ne sera plus jamais pareil. Tout change chaque jour. Les feuilles et les racines se multiplient, transformant ainsi de plus en plus leur forme de vie», a-t-il déclaré.
A sa mort, cet artiste considéré comme l'un des plus importants gardiens du savoir ancestral de l'Amazonie, a été salué par de nombreuses voix de condoléances. «Nous rendons hommage au maître Abel Rodríguez, qui, par ses mots et ses dessins, a préservé la mémoire écologique, spirituelle et culturelle des peuples autochtones du fleuve Cahuinarí. Son œuvre capture le lien entre l'humanité et la jungle. C'est un savoir qui perdure, s'épanouit et transcende », a souligné le Musée national sur son compte X, avec une image de l'arbre de l'abondance et un court texte de Rodríguez : « Je parle en devinant, et je peins en devinant. Alors que le palmier est dans mon esprit, j'en dessine les racines, le tronc, l'écorce, le bourgeon, les branches, je les dessine dans l'air et sur le papier. C'est un processus pour se souvenir, mais aussi pour deviner les mots, car c'est de là que naissent les choses ». L'ancien ministre de la Culture, des Arts et du Savoir, Juan David Correa, a déclaré :
« Vos arbres offriront de l'ombre à beaucoup d'entre nous pendant de nombreuses années. Merci, maître »
Le Musée d'Art Latino-Américain de Buenos Aires (Malba) a également déploré ce décès en soulignant que Rodríguez a inventorié de mémoire les espèces de la jungle avec une grande fraîcheur artistique et précision botanique. « Son intention était de préserver la sagesse orale de ses ancêtres, qui coulait autant dans ses veines que dans les branches et les racines des diverses espèces végétales glorifiées par les Nonuya comme source de nourriture et de vie. Ses dessins sont comme des cartes qui captent les principales caractéristiques de ces arbres, plantes et fleurs », a-t-il souligné sur le réseau social.
Son nom est devenu célèbre en Colombie, mais aussi sur la scène artistique internationale, où il s’est imposé comme l’un des artistes autochtones les plus reconnus aujourd’hui. En 2014, il a reçu le Prix Art et Nature de la Fondation Prince Claus aux Pays-Bas pour son travail et son lien ancestral avec la nature, en tant que connaissance fondamentale de la culture mondiale. Son travail a été exposé dans des lieux d’art contemporain internationaux, tels que la Biennale de Sao Paulo (2021), la Biennale d’art de Toronto (2022), la 23e Biennale de Sydney (2022), la Biennale de Kwangju en Corée (2023) et la Biennale de Venise (2024). « L’œuvre d’Abel Rodríguez est un trésor ancestral, un cadeau de la jungle à ce monde globalisé, totalisant et homogénéisé, dont la notion de progrès menace gravement la nature et la survie des êtres humains et des autres espèces », a écrit la Commission de la Vérité. « Son œuvre nous laisse une leçon profonde : regarder et écouter la jungle comme une bibliothèque vivante de connaissances et de souvenirs, et comprendre que l'art peut aussi être une forme de révérence, de résistance et de transmission culturelle » a conclu le Musée national dans son communiqué au nom du Système des musées nationaux.