samedi 10 mai 2025

Gérard Sekoto

Autoportrait - Gérard Sekoto, 1947


Face à l'affiche de l'expo "Paris Noir", je retranscris ici un beau texte de Jean-Pierre Bekolo (cinéaste) écrit sur Facebook ce 10 mars 

"Je ne peux m’empêcher de souligner l’importance pour moi de l’exposition Paris Black au Centre Georges Pompidou, dont l’affiche met en avant une œuvre auto-portrait de celui qui fut pour moi comme un grand-père, un guide et un mentor noir Africain dans le milieu artistique de Paris, Gerard Sekoto. J’ai eu le privilège de le connaître à mon arrivée en France en 1988. Il avait alors 76 ans et résidait à la maison de retraite des artistes de Nogent-sur-Marne, où avaient séjourné d’autres figures notables, comme le batteur de Duke Ellington. À cette époque, je vivais à Bry-sur-Marne chez la famille Ngoa et suivais mes cours à l’INA (Institut National de l’Audiovisuel).

C’est en prenant des cours d’anglais à Paris que je rencontre une enseignante sud-africaine, Miss Kay et aussi ma compagne française. C’est Miss Kay qui me met en contact avec Sekoto. Lors de notre première rencontre, il organise un repas avec un traiteur, rien que pour nous deux, dans sa chambre de la maison de retraite. Il m’accueille en costume et cravate, une tenue qu’il arborait toujours lorsqu’il peignait… Quelle classe! Quelle élégance ! Gerard Sekoto parlait un français lent et poétique, toujours empreint de profondeur et de finesse. C’était un homme d’une intensité remarquable, doté d’un grand sens de l’humour.

Très vite, nous instaurons un rituel : chaque week-end, après mes cours à l’INA, nous nous retrouvons chez lui. Il me transmet alors une précieuse leçon : comprendre les Français, savoir ce que l’on peut attendre d’eux et ce qu’il vaut mieux ne pas espérer. Il me parlait souvent en images, me confiant qu’il s’était laissé toucher par eux, alors qu’eux ne se laissaient jamais toucher.

C’est également chez lui que j’apprends, en 1988, que la fin de l’apartheid est proche. Sur mon passeport Camerounais il écrit que je peux voyager dans "Tout pays sauf l'Afrique du Sud". Le neuveu de Gerard Sekoto, Wally Serote – écrivain de renom et futur homme politique – arrive de Londres avec cette nouvelle, après avoir assisté à une réunion secrète. Il rentre en Afrique du Sud et invite Sekoto à le suivre. Mais ce dernier refuse. Il me confie pourquoi, d'abord il ne se considère pas comme un réfugié politique : l’apartheid commence en 1948, alors qu’il quitte l’Afrique du Sud dès 1947, après la guerre, pour se consacrer pleinement à son art. Il avait aussi fait le choix de Paris plutôt que Londres et savait qu’un retour dans son pays, dans la posture d’un artiste célébré, équivaudrait pour lui à une forme de mort. Son rêve aurait été de rentrer anonymement et de poursuivre son œuvre, mais cela était devenu impossible.

Avec les années, ses tableaux figuratifs évoluent vers une abstraction marquée par l’exil. Au début, il peignait la vie vibrante de Sophiatown, ce quartier multiculturel et artistique détruit par le régime raciste de l’apartheid. Plus tard, l’un de ses derniers tableaux que j’ai vus dans sa chambre représentait un homme allumant une cigarette. Il me l’expliquait ainsi : « Il y a un moment où, dans la solitude, seule la flamme de la cigarette compte. » C’est également lui qui m’a enseigné une vérité essentielle sur l’art : « Une vie n’est pas assez longue pour faire deux œuvres. Un artiste passe son existence à essayer de créer la même. »

Malgré tous ses efforts, il m’avoue n’avoir jamais réussi à peindre Paris. Ses peintures françaises ne capturent pas pleinement la ville, qu’il reconnaît ne jamais avoir réellement possédée comme sujet. Cette ville où il débarque en connaissant un seul mot français "où?" pour demander la direction en montrant la carte de Paris. Et la réponse qu'il reçoit lui parait étrange "là-bas!" Il entend "Lapa" dans sa langue Sutu, "Comment ce français a-t-il su que j'étais Sutu?" se demande-t-il. En effet "lapa" veut dire "là-bas" en Sutu.

C’est aussi grâce à lui que je partage mon premier voyage en Amérique, ma rencontre avec les Afro-Américains, à l’époque où Spike Lee émerge sur la scène cinématographique. J’étais alors étudiant en cinéma, et il était curieux de savoir ce que j’en avais pensé. À son arrivée à Paris, lui-même se faisait parfois passer pour un Afro-Américain. Pour vivre, il jouait du jazz au piano dans les bars du Quartier Latin, notamment à l’Échelle de Jacob, juste après la guerre. Il occupa même un temps un appartement où James Baldwin venait de déménager ses affaires. Il habitait alors au 14 rue des Grands-Augustins, à quelques pas du 16, où résidait Picasso.

Il fréquenta également Cheikh Anta Diop et Senghor, qui l’invita au premier Festival des Arts Nègres. Ce fut son seul retour en Afrique. Il me raconta cette époque avec enthousiasme, évoquant le chauffeur et la Mercedes mis à sa disposition pour aller peindre dans la nature : « Je peignais, le chauffeur attendait dans la voiture. »

Une leçon essentielle que je retiens de lui me revient en mémoire. Après mes études à l’INA, je lui avais dit adieu, convaincu de rentrer définitivement en Afrique. Un an plus tard, je me retrouvais pourtant de nouveau à Paris. Il me dit alors : « Je savais que tu n’allais pas rester. » Intrigué, je lui demande pourquoi. Il me répond, toujours dans son langage poétique : « La vie, c’est ce voyage que l’enfant qui sort du ventre de sa mère entame, un voyage sans retour. Si tu rentrais pour poursuivre le voyage, cela aurait été bien, mais visiblement, tu rentrais par nostalgie, en quête du confort du ventre maternel. Cela, ce n’était ni bon pour toi, ni pour ton art, ni spirituellement. »

La dernière fois que je le vois, c’est en 1992, après la projection de mon premier film, Quartier Mozart, qui venait de remporter un prix à Cannes. Dans la salle Gaumont Marignan, sur les Champs-Élysées, je l’aperçois monter les escaliers rouges menant vers la sortie avec sa canne et son chapeau . Ce fut la dernière image que j’ai de lui.






Voir l'album de l'expo "Paris Noir"


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