mardi 31 juillet 2018

Prologue du Grand Livre de la Cuisine Colombienne



Ecrire sur la cuisine colombienne ? Rien que d'y penser et ma géographie s'est remplie des arômes qui s'élèvent de toutes nos régions comme une brume délicieuse. La menthe, la coriandre, l'oignon vert et l'ail sont arrivés jusqu'à moi en courants d'air parfumés. Et soudain, j'ai senti qu'en fermant les yeux et en salivant un peu, je n'aurais pas à faire beaucoup d'efforts pour me rappeler et louer tous ces plats de chez nous, plats servis sous le hangar d'un marché de village, ou sur la table bien dressée d'une maîtresse de maison légitimement fière d'avoir hérité ses recettes de cuisine d'une grand-mère qui les lui avaient écrites en lettres cursives dans un cahier jauni.

Les assiettes garnies révèlent d'anciennes et nobles sources. Les ragoûts de chuguas, de cubios, de hibias qui épaississent les mazamorras de Boyacá ont clairement un goût indigène. Ceux de la Côte correspondent presque tous aux meilleures recettes de la cuisine des Caraïbes avec une présence de l'Espagne qui ressort de-ci de-là à travers un fruit confit, le point de cuisson du cochon grillé ou la ressemblance sans équivoque entre le pot-au-feu madrilène et notre faitout classique. Il est bon de rappeler que ce sont nos plantes qui ont apporté la nouveauté dans les casseroles de la péninsule ibérique au début du XVIè siècle. Et quand Roberto de Nola a publié son livre de cuisine à la demande du roi Fernando de Naples, dans une édition parue pour la première fois en 1477 et peu diffusée, les patates et les tomates n'existaient pas. C'est dans les caravelles que sont arrivés les fruits et les semences et à partir de ce moment-là, un vrai trafic d'arômes et de saveurs s'est développé et qui est allé jusqu'à son point le plus raffiné : les bulles dorées et bleues du chocolat, le cacao Theobroma, boisson des dieux.

Pour le Vieux Monde, le territoire récemment découvert avait un goût d'ananas et les indiennes ébahies se sont sûrement brûler les doigts plus d'une fois avec les projections brûlantes d'huile ou de beurre arrivés dans les tonneaux d'au-delà des mers. Les conquistadors ont appris à aimer ces racines dures qui sortaient de la terre : la yuca, l'arracacha, la mandioca sont devenues tendres et savoureuses à la chaleur des braises. Alors les salles à manger de la Colonie ont découvert le raffinement des mélanges. Le maïz pilé et assaisonné a recouvert les câpres et les olives. Le Tamal a surgi, synthèse de la nouvelle culture culinaire. Qui y songerait aujourd'hui quand on retrouve entre les feuilles de bananier ou celles plus dures du bijao cette boule de pâte qui s'assaisonne et se garnit suivant les régions et les familles ! Dans le Santander, on l'appelle ayaca et elle a des raisins secs. Dans le département du Cundinamarca, on y ajoute de la citrouille. Dans le Tolima, avec le riz, une rondelle de carotte et une autre de pomme de terre ne peuvent pas manquer. Certains y ajoutent une olive, d'autres une tranche d'oeuf dur. Mais dans tous les cas, quand le petit noeud de la ficelle se détache, il y a une bouffée d'odeur qui ouvre l'appétit et prépare les sens pour un délice majeur. Peut-être que, justement, le tamal est le meilleur exemple des difficultés d'un livre de cuisine. Qui a dit que l'on peut donner des recettes exactes ou des mesures parfaites ? Le livre de cuisine ne doit être qu'un texte d'incitations, un manuel d'images et de suggestions. Quelle formule précise pourra remplacer la pincée de ci ou ça qu'une cuisinière confirmée mettra comme touche personnelle à un plat que tous croient connaitre par coeur ? Chaque région réclame sa manière propre et l'échange des saveurs qui se nourrit à travers des vases communicants secrets trouve partout des nouvelles versions qui le transforment et l'enrichissent.

Et il en est ainsi, tant pour les plaisirs salés que pour les plaisirs sucrés. Rien ne rappelle mieux le temps de l'enfance et n'adoucit les souvenirs que de penser aux sucreries. "Le temps passé était plus doux" dit-on en évoquant bouchées et feuilletés, miels transparents, farines spongieuses et fruits déguisés. Tous les pays fondent en extase devant les miracles de leur pâtisserie propre. Et tous ont raison. En Colombie, chaque région affirme que ses délices exquis et ses mets délicats qui servent plus à goûter qu'à alimenter, ont été ou sont les plus célèbres.

A Bogotá, on savoure et on naufrage dans une mer de salive en se rappelant les obleas de Petronita ou le dessert aux crèmes de la Belle Dorotea. A Medellin, on n'oubliera jamais la parva de la Ñata, qui était distribuée de maison en maison dans de petits cartons de bois. A Ibagué, on fait l'éloge des Liberales des Santos. Dans le Santander, les pâtes de cidre et de céleri, pomme de terre-céleri et citron, de las Arenas. A Popayán, les glaces de Baudilia, faites avec la neige du volcan Puracé. A Calí, le mecato des Caycedo et les collations de misía Angelita. A Neiva, les petits pains assaisonnés de doña Emilia. A Manizales, le pain de yuca del señor Londoño. A Baranquilla, les conserves de fruits des Enríquez. A Santa Marta, la pâte de mangue des Goenaga. A Cartagène, les bonbons des Polanco, qui vont jusqu'à la plage sur la tête des noires. On pourrait continuer comme ça, de ville en ville, de table en table, comme on l'a fait pour l'enquête de plus d'un an qui a permis de réaliser ce livre, avec la collaboration de Colcultura. Mais un prologue est un apéritif et donc, il doit être mesuré et se limiter, comme son nom l'indique, à ouvrir l'appétit. Il est temps de passer à table.


Gloria Valencia de Castaño





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